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Untitled design (12)

Cette fois, c’en est assez ! Vous vous levez de votre fauteuil et rivez votre regard sur l’écran où vos trois doubles vous observent avec attention.
– Non, mais vous vous prenez pour qui, là ?! Sans blague, je veux dire. Vous vous ramenez là, la bouche en cœur, et vous espérez que je vais vous laisser juger ma vie et mes choix, comme ça, sans broncher ? Alors écoutez-moi bien les potos, parce que je ne vais pas me répéter : je suis heureux(se) aujourd’hui et c’est tout ce qui compte. Si d’aventure je me rendais compte, plus tard, que je ne le suis plus, alors j’ajusterai le tir pour le redevenir, c’est clair ? Pas besoin de plan sans accroc ni de chemin tout tracé. Quant à mon travail, il me suffit pour l’instant, point barre. Le jour où il ne me conviendra plus, je changerai.
Six yeux – les vôtres ! – se consultent en silence. Ils ont l’air à la fois surpris et soulagés par votre accès de colère. Ils hésitent un instant puis, de concert, se fendent de quelques clappements de main qu’ils tirent en longueur et redoublent de vigueur à mesure qu’ils se laissent emporter par leur propre entrain. Les deux plus âgés se fendent même d’un « yahoo! » certes un peu dépassé et désuet, mais du plus bel effet. Votre énervement s’évanouit comme un orage d’été, oublié sitôt que les derniers coups de tonnerre se perdent dans le lointain et vous vous surprenez à esquisser quelques sourires un peu timides et gênés, ravi malgré vous du succès que vous remportez auprès de vos vous-mêmes du futur.
– BRAVO ! s’écrie votre double, la voix vibrante de sincérité.
De tous, c’est celui qui vous ressemble le plus. Un concept un peu absurde quand on pense qu’en fait, vous êtes déjà chacun d’entre eux. Vous serez un jour à leur place (non, surtout, ne pas se poser de questions sur les paradoxes temporels, après tout, tout ça, c’est juste du wibbly-wobbly timey-wimey stuff, comme dirait le Docteur). Bref, ce tout premier double. Il vous plaît. L’âge, peut-être. Après tout, il n’a que quelques mois de plus que vous, un an, tout au plus. Encore assez proche pour parler le même langage et avoir les mêmes tics. Les deux autres vous semblent plus lointains. Plus sages, aussi, peut-être. Ils sont moins spontanés, plus silencieux. Ils se reposent sur leur cadet pour délivrer l’essentiel du message. De vrais Miyagi des temps modernes, l’uniforme japonais en moins. Eh, si ça se fait, ce boulot dont on vous a parlé dès votre arrivée, c’est peut-être pour poncer la terrasse, peindre les barrières et simoniser leurs bagnoles. L’idée vous fait sourire et un coup d’œil à votre double numéro un vous indique qu’il sait exactement à quoi vous pensez. Vous avez le même sourire qui flotte à moitié sur votre visage.
– Ne t’inquiète pas, dit-il en riant à moitié. On est tordus, mais pas à ce point.
Vous hochez la tête et il embraye aussitôt.
– En réalité, on te doit des excuses. On t’a fait te déplacer pour rien, tu n’as pas besoin de nous. Et c’est tant mieux ! Tu appartiens à cette minuscule portion d’êtres humains qui accomplissent ou contribuent chaque jour à l’accomplissement de leurs rêves. Soit parce que tu considères ton boulot comme une vocation, un sacerdoce, une occupation pour laquelle tu as été créé(e ) et au profit de laquelle tu ne compteras jamais ni tes heures ni ton énergie, soit parce que, au contraire, tu le considères comme le prix à payer pour atteindre ton vrai objectif de vie et ne lui accorde dès lors que l’attention minimale nécessaire pour respecter ta part du contrat. Bref, tu sais qui tu es et ce que tu veux et ta ligne de conduite est claire : tu vis ta vie de façon à respecter l’un et atteindre l’autre. Réaliser ses rêves ou mourir en chemin ! Encore une fois, Bravo !
L’écran s’éteint brusquement et vous vous retrouvez seul(e ) dans cette petite pièce blanche, seulement agrémentée d’un Amaryllis orange qui n’en finit plus de fleurir dans un coin. Vous continuez de regarder l’écran, estomaqué(e ). Que diable, vous les avez encore tous gravés dans les prunelles, ces doubles ! Vous les voyez encore comme s’ils étaient là, heureux et sereins. Souriants. Ils vous couvent avec des yeux où brillent fierté, satisfaction et….gratitude ? Est-ce vraiment ce que vous voyez ? Ce que vous avez perçu, tout à l’heure ? De la gratitude ?
La porte derrière vous s’ouvre et vous voyez réapparaître votre guide. Il vous sourit. Alors, qu’est-ce que je vous avais dit ? ça s’est bien passé, non ?
Vous acquiescez en silence et lui emboîtez le pas jusqu’au rez-de-chaussée où vous rendez votre badge et prenez congé de cet étrange endroit après un dernier regard sur le parc où se risque une famille de daims, oreilles fébriles dansant au gré du vent. Vous n’en avez jamais vu d’aussi près en liberté. Vous pensez de nouveau à ce qui vient de se produire. Était-ce réel ?
On dirait bien, oui. À vrai dire, vous n’en savez plus rien. Seul vous reste le souvenir de cet instant, ce regard qu’ils vous ont lancé. Cette gratitude…ça vous intrigue. L’un des daims dans le parc lève la tête, alerté par le bruit de vos pas sur le gravier. Il ne bouge pas, cependant, et vous observe avec indifférence entre ses longs cils duveteux. Il est au bord de l’allée, à quelques pas seulement de vous. Si vous tendiez le bras, vous pourriez le toucher du bout des doigts.
Vous n’en faites rien. Il a l’air si paisible ici et vous n’avez pas envie de l’effrayer.
– Personne ne t’a appris à avoir peur des humains, hein ?
L’animal bat des oreilles, le son de votre voix le laisse perplexe. Vous souriez et continuez votre chemin jusqu’à la voiture qui vous attend, rangée dans un coin d’ombre. Après tout, ça a du sens, quand on y pense. Vos doubles n’ont jamais appris à avoir des regrets. En ce sens, ils sont un peu comme ce daim insouciant, inconscient du danger de la proximité humaine. À cette différence près que vos doubles savent, eux, que l’alternative existe. Les regrets, les remords, la culpabilité et l’amertume, s’ils n’en connaissent pas le goût d’expérience, ils en ont entendu parler. Ils en ont vu les conséquences catastrophiques chez d’autres. D’où la gratitude. Car cette sérénité, cette paix face à soi-même, c’est à vous qu’ils les doivent. À vos choix, vos décisions, vos efforts, votre discipline. Votre détermination. Votre constance.
Une bouffée de fierté vous envahit alors que vous rebroussez chemin vers l’entrée, toutes fenêtres baissées pour profiter une dernière fois de la douceur de ce début de soirée. C’est vain et stupide, peut-être, mais ça vous fait un bien fou ! Comme un shot de joie pure en intraveineuse. BAM ! Ça rebooste le moral, le mental et jusqu’au physique qui se remet dans les rails. Et voilà que maintenant, c’est vous qui vous sentez reconnaissant(e ). Parce que vous n’avez rien dit, tout à l’heure, mais, oui, parfois, vous devez l’admettre, vous vous sentez prêt(e ) à abandonner. Cette force qui vous pousse en avant, cette rage de vaincre, d’aller plus loin, de viser toujours plus haut pour arriver à vos objectifs, cette capacité à vous remettre en question, à vous adapter aux situation, elle ne sont pas infinies. Vous connaissez le doute, la peur et le découragement, comme tout le monde. La paresse aussi. Et la procrastination, cet ennemie ultime qui a parfois eu raison de vous. Mais plus maintenant. Maintenant, vous vous sentez une pêche d’enfer, prêt(e ) à bouffer du lion et en découdre. Vous repensez à l’Amaryllis, tout à l’heure, dans le bureau. La plante vous avait intrigué(e ). Vous comprenez maintenant. Une touffe de feuilles vertes, à peine plus intéressante qu’une poignée d’herbes. En plus large. En fleurs, épanouie, elle devenait exceptionnelle. Oui, vous allez vous battre, non pas avec l’énergie du désespoir, mais avec celle de la connaissance. Car vous avez vu le résultat. Vous savez que vous allez réussir, d’une façon ou d’une autre. Vous aussi, un jour, vous serez comme cette Amaryllis en fleur. Vous l’avez lu dans les yeux de ces autres vous, ceux du futur. Dans un an, dans cinq ans, dans dix ans. Vous y arriverez. Vous avez confiance en vous. Vous êtes sur le bon chemin.

FIN

Bien sûr, tout ceci n’est qu’un jeu de rôle, allez-vous me dire. Les voyages dans le temps, tout ça, c’est bien gentil, mais dans la vraie vie, ça n’existe pas ! Dans le monde réel, celui dans lequel on vit, il est impossible de rencontrer ses « moi » futurs. Oui, c’est vrai….et en fait, non, ça ne l’est pas… Bien sûr, vous ne vous rencontrerez jamais dans le monde physique, mais qu’est-ce qui vous empêche de vous imaginer, dans un an, dans cinq ans, dans dix ans ? Qu’est-ce qui vous empêche de vous projeter dans cet avenir-là ? Et de mettre en place les étapes pour y arriver ?