Si les chats disparaissaient…

« Il paraît que la durée de vie des mammifères est invariablement de deux milliards de battements de cœur, qu’ils soient très lents ou très rapides. Pour les éléphants, cela correspond à cinquante ans. Les chevaux, vingt. Les chats, dix. Les souris, deux. Pour les humains, le compte est bon aux alentours de soixante-dix années. »

C’est ainsi que j’ai rencontré l’oeuvre de Genki Kawamura, au détour des allées de l’Oiseau-Lire, une librairie telle qu’on veut les préserver : animée par des passionnés de la lecture, des vrais, de ceux qui te donnent des conseils précieux et qui te font vivre leur passion, sans autre agenda que celui de te partager la beauté d’une histoire, la verve d’un auteur et la richesse des cultures littéraires. Ce petit livre, donc, malgré sa couverture qui avait tout ce qu’il faut pour m’attirer, aurait pu passer tout à fait inaperçu dans la masse sans l’œil aguerri (et surtout multiple, vu qu’il y a quand même une petite dizaine de passionné(e)s dans cette librairie) de l’Oiseau-lire. Rehaussé d’un petit marque-page fait maison, un petit découpage de personnage style manga, il devenait incontournable. Une exclamation de ravissement d’une des libraires quand je l’ai pris a fini de me convaincre. 

Les Japonais sont des conteurs-nés. Ils savent choisir le bon terme, la bonne image, l’expression qui charriera le maximum d’émotions et de sensations. Bonnes ou mauvaises. Parfois même franchement malsaines. Je suis de la génération « Club Dorothée », j’ai grandi avec les premiers animés venus de l’Empire du Soleil Levant : « Saint Seiya », « Niki Larson », « Cat’s Eyes », « Dragon Ball ». J’ai aussi découvert leur concept des dessins-animés pas du tout pour les enfants (« Ghost in the Shell », « Le Tombeau des Lucioles », pour ne citer qu’eux). Puis, plus tard encore, la richesse de leur culture manga (« Gunnm », « One Piece », « Monster », « Death Note », etc.). Le passage au cinéma s’étant opéré entre les animés et les mangas, il ne me restait plus que la littérature à découvrir. C’était il y a six ans, avec « Le Dévouement du Suspect X » de Keigo Higashino. Une claque (et aussi un guide inconscient, ceux qui l’ont lu et connaissent « Ring Est » comprendront 🙂 ). 

« Deux milliards de battements de coeur ». Il ne m’en a fallu qu’un pour être conquise.

Le narrateur (on ne connaîtra pas son nom), trente ans, facteur de son état, décide de se rendre chez son médecin après avoir traîné un vilain état grippal pendant plus de deux semaines. Un truc banal, quoi. Sauf que son médecin est formel : il ne lui reste que quelques semaines à vivre. Hébété, assommé par la nouvelle, le narrateur regagne son logis où l’attend Chou, son chat, son unique compagnon dans sa vie de solitaire. Sauf que…

– Et depuis, les hommes passent leur temps à créer des choses, toujours plus d’objets, dont ils ne savent même plus s’ils en ont besoin ou pas.

– Hum…

– Du coup, j’ai eu une idée et je suis allée la soumettre au Grand Patron. Pourquoi ne pas descendre sur Terre afin de proposer aux gens de ne garder que ce dont ils ont véritablement besoin ? on a conclu un marché, Lui et moi : pour chaque chose qu’un humain accepterait de faire disparaître , sa vie serait prolongée d’un jour. 

Voilà donc le drôle de marché que lui propose le Diable, rien que ça. Bon, c’est un Diable un peu bizarre, hein. Un Diable à la sauce chemises hawaïennes ridicules, short, lunettes de soleil et tongs. Et sosie du narrateur (malgré ça, je l’ai définitivement associé au Tortue Géniale de Dragon Ball 🙂 ). Mais quand même, c’est le Diable, et son marché a de quoi tenter. Après tout, des trucs inutiles, on en a un plein paquet tous les jours, qu’on se dit qu’on vivrait bien sans. Alors le narrateur accepte et le jeu commence…

Parce que c’est un jeu, bien sûr, mais un jeu où n’est pas joueur qui veut. Ni même qui peut. Ou alors sauve qui peut ! Je rappelle que c’est le Diable dont il est question. Et on ne joue pas avec le Diable. C’est même plutôt le contraire. Notre narrateur se retrouve très vite comme une petite souris coincée dans les griffes de ce Diable de chat. Et, en parlant de chat, voilà bientôt que le Malin propose de les faire disparaître tout à fait.

Aah, ce talent tout nippon de nous faire réfléchir sur le sens des choses et de notre vie tout en finesse, au détour d’une petite (152 pages) histoire toute simple. Parce que « Deux milliards de battements de coeur », ce n’est pas tout à fait un roman, mais pas vraiment un essai non plus. Il flirte avec les frontières. Oui, sans l’air de rien, en quelques mots innocents, à la virgule d’une petite phrase anodine, au détour d’un choix du narrateur, paf ! ça nous tombe dessus. Et moi, je ferais quoi ? je choisirais quoi ? le superflu l’est-il vraiment ? à quoi accordé-je de l’importance ? à quoi accordons-nous de l’importance, tous, cette société, comme ça, d’autorité, comme un fait établi auquel nous ne pouvons rien changer ?

« La liberté, c’est anxiogène. Les humains se sont arrangés pour brider leur liberté en créant toute une batterie de règles rassurantes. (…) Mais quand on n’a même plus de temps à perdre, un des fondements de l’existence s’écroule… »

Deux milliards de battements de coeur. Autant de moments, d’expériences, de peurs, de joies, de peines et d’illusions. Une vie. Oui, mais…c’est quoi, la vie ?

J’ai fait mes petites recherches après avoir refermé le livre, et je n’ai pas du tout été surprise de voir que ce petit bijou avait conquis le cœur de tous (1,3 millions de lecteurs rien qu’au Japon) et était désormais aussi adapté sur grand écran. 

« Deux milliards de battements de coeur », Genki Kawamura, 18 EUR, chez Fleuve éditions.

19 commentaires sur “Si les chats disparaissaient…

  1. Je n’arrive pas, malgré mes efforts, à accrocher avec les auteurs nippons que tt le monde trouve géniaux ! Je dois faire un blocage qqpart ! Pourtant ton descriptif donne envie, je vais faire un ultime essai avec ce bouquin.

    1. oh, tu sais, j’ai la même chose avec les nordiques. Il y a des différences culturelles énormes et ce qui fait vibrer les nippons ne nous fait pas forcément vibrer, nous. Maintenant, comme je l’ai dit, j’ai grandi avec des animés japonais, j’ai donc, de façon inconsciente, absorbé les codes narratifs de la culture japonaise. ça aide 😉

  2. Tu as vu le Tombeau des Lucioles ? Magnifique, pas d’autres mots. Triste, certes. Un film qui a laissé des traces dans ma culture du cinéma.
    Ce livre me plaira certainement. Le tien est encore dans ma pile. Je n’y renonce pas. Bises.

    1. J’ai même été traumatisée par Le Tombeau des Lucioles. Un chef-d’oeuvre qui m’a laissée en larmes (tiens, d’ailleurs, rien que d’y penser, ça revient 🙂 ). Pas de souci pour Ring Est, prend ton temps 🙂

      1. Moi aussi j’ai pleuré. Un film qui prend vraiment aux tripes. Punaise, à en oublier que c’était un film de dessins animés. Quel génie !

  3. L’Oiseau-Lire, je plussoie évidemment. J’y ai encore fait une découverte fantastique lors d’une soirée littéraire. Les Nippons, bof, j’ai du mal, plus de mon âge je pense. Par contre imaginer un seul instant que les chats puisse disparaître, là je crie au sacrilège 😉

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