5. La Lauréate

Mon premier tweet n’a pas eu le succès escompté. Moi qui pensais faire un tabac, j’ai vite dû déchanter. Mes cent quarante caractères ont vécu à peine le temps de traverser la toile à la vitesse de la lumière avant d’être remplacés et étouffés par le flux constant de pensées éphémères qui se déverse chaque seconde sur la plateforme. J’ai bien tenté de lutter et de tout faire pour garder la tête au-dessus de l’eau. Tweets, retweets, réponses, j’ai mitraillé le fil d’actualité en ricochant d’un profil à l’autre, lançant mes filets à l’aveugle dans l’espoir d’accrocher un poisson. Y’en a bien un qui a fini par me répondre, oui, mais je pense que c’était par pitié. Ou pour que j’arrête de tweeter. Des miettes pour que je débarrasse le plancher, en quelque sorte. Oui, oui, c’est bon, tu as fait passer ton message, prends ça et dégage, maintenant.

Le téléphone posé à côté de ma cuisse, dans le canapé, se met à vibrer, réclamant mon attention. C’est déjà la troisième fois depuis le début de la journée. Les deux premières fois, c’était ma mère. Il n’y a pas de raison que ça soit différent. Je baisse cependant les yeux sur l’écran, attirée malgré moi par ce petit bruissement métallique, le cœur déjà dans les talons. C’est bien elle. Je fixe la télé où un curseur clignote au centre d’un petit cadre blanc. Cent quarante caractères, c’est tout ce que je peux me permettre. Trois fois rien. Une petite dizaine de mots, un ou deux hashtags et le tour est joué. Le téléphone s’est calmé. Pourtant, j’en sens encore les vibrations qui me remontent jusqu’à la hanche. Ça ne va pas tarder. Cinq, quatre, trois, deux, un ; je décompte rien que pour moi. Sonnera ? Sonnera pas ?

Il sonne.

Les vibrations reprennent. J’admire sa persévérance et je fais glisser la souris jusqu’au sommet de l’onglet que je referme en soupirant. Qui crois-je tromper ? Je sais que je ne répondrai pas à ce tweet. Ce seul tweet. Peut-être le début de la gloire qui me file entre les doigts. Elle a eu raison de moi, une fois de plus. Franck, bordel, qu’est-ce qui t’a encore pris ? Tu ne pouvais pas juste fermer ta grande gueule et me laisser vivre en paix ?

Je ne veux pas répondre. Pas encore. Je ne suis pas prête. Je sais ce qu’elle va dire. Je sais même comment elle va le dire, tout en pauses et en non-dits, entre deux raclements de gorge ennuyés et le débit haché à force de se mordre les lèvres pour ne pas me sermonner. Je n’ai pas la patience pour ça. Je ne l’ai plus. C’était bon avant, ça. Maintenant, c’est à elle d’attendre. J’en ai assez d’être sa soupape. Qu’elle trouve à tromper ses frustrations ailleurs ! Si je ferme les yeux assez longtemps, le téléphone va se taire. Si je l’ignore assez longtemps, elle finira par se lasser.

Le téléphone se tait. Puis recommence à vibrer cinq secondes plus tard. Le temps de presser sur le bouton de rappel et d’établir la connexion. Je me résigne. Quoique je fasse, je n’y échapperai pas, elle est beaucoup plus forte que moi et sort toujours gagnante de ces petits jeux. Ça peut durer des jours, voire des mois entiers s’il le faut. Quand elle tire la gueule, elle ne renonce jamais. Un mélange d’entêtement et de stupidité, je suppose. Quoi qu’il en soit, il arrive toujours un moment où je cède. À tout prendre, autant le saisir tout de suite et me débarrasser de cette inévitable corvée. Je prends mon courage à deux mains, avale une longue goulée d’air et, un sourire de commande plaqué sur les lèvres pour je ne sais trop quelle raison, je décroche.

— Maman ! m’écrié-je et je grimace déjà devant l’énormité de ce que je vais dire. Quelle bonne surprise ! Tout va bien ?

Evidemment, elle n’est pas dupe. Mais aussi, entre talent d’actrice inexistant et manque de volonté flagrant, il faudrait avoir le QI d’une huître pour y croire. Elle n’en est pas très loin, certes, mais quand même pas encore à ce stade.

— Margaux, ma puce, commence-t-elle d’une voix douce. Tu sais pourquoi je t’appelle, n’est-ce pas ?

Je déteste quand elle fait ça. Quand elle me parle comme à une enfant. Quoi que je réponde, je suis baisée. Elle a la main et moi, je suis reléguée en position de faiblesse. Ça me fout en rogne et elle le sait. C’est son stratagème de base, la tactique d’ouverture habituelle. D’une petite phrase mielleuse, elle établit le rapport de force en sa faveur. Elle n’a jamais élevé la voix de sa vie. Elle n’en a jamais eu besoin. Pas avec une technique aussi éprouvée que celle-là. Elle marche à tous les coups, et avec tout le monde, encore. J’ai vu des montagnes rougir de rage et de honte et se briser devant elle, victimes de leurs propres erreurs. On n’essaie pas de lutter à armes égales quand on concentre plus de cinquante pourcents de son énergie à contenir sa colère. Ce serait fascinant si je n’en avais pas été victime si souvent.

Je maugrée un semblant de réponse qui ne m’engage ni dans un sens, ni dans l’autre. C’est tout ce que j’ai trouvé comme pirouette.

Elle emboîte aussitôt, sur le même ton.

— Tu peux m’expliquer ce qu’il t’a pris ? Nous nous étions mis d’accord, il me semble.

Mon sang bout dans mes veines, mais j’arrive encore à conserver un semblant de calme. Je ne desserre pas les dents, cependant. Le moindre mot, la moindre faille, et elle sonnera l’hallali. Elle est sans pitié quand il s’agit de faire passer son point.

Mon mutisme effronté l’agace sans doute car j’entends son soupir qui se perd dans la ligne et je me réjouis à part moi de cette petite victoire.

— Tu ne nous laisses pas le choix, Margaux.

La tristesse qui perce dans sa voix active une ribambelle de signaux d’alarme qui résonnent en canon dans ma tête. Tous mes sens sont aux aguets et l’adrénaline reflue dans mes veines en vagues de feu qui brûlent tout sur leur passage, comme si de minuscules bombardiers avaient largué du napalm dans mes tripes.

— Nous avions un accord, tu te souviens ?

 Une lourde pierre, presque un rocher, me tombe sur l’estomac et se laisse couler au fond de mes entrailles. Je voudrais répondre que j’en serais incapable, tétanisée au-dedans de moi par cette montagne sur mon cœur. Ma mère sait qu’elle a touché juste parce qu’elle reprend d’une voix si douce qu’elle me donne envie de hurler.

— Ça ne devrait pas être une surprise, ma puce. Ton père et moi avions été très clairs et tu étais d’accord, tu te rappelles ?

Je suis effondrée. J’articule dans le combiné, mais aucun son ne sort. Bien sûr, que je m’en souviens, de ce contrat stupide. Un deal de cons, si stupide, si tiré par les cheveux que j’ai topé en ricanant. Je pensais que c’était une blague, de la dérision. Comment aurais-je pu y croire ? La vilénie a ses limites, même pour mes parents. Et pourtant…Les salauds ! Comment peuvent-ils me faire ça ? Non, c’est impossible. Papa n’aurait jamais pu me faire un coup pareil. Malgré tout, il m’aime, je le sais, je l’ai vu quand ils m’ont ramenée, il y a trois ans. Son monde s’est arrêté de tourner, ce jour-là. Quand…Non, tout ça, ça vient d’elle et elle seulement. Ça porte sa marque de fabrique. Elle n’a jamais pu me pardonner. Pour elle, j’étais responsable. Tout ça, c’était de ma faute et je ne l’ai pas assez payé, alors elle est là pour s’assurer que la dette soit remboursée.

Au centuple.

La garce.

Je sens mes forces revenir. Mon corps et mon cerveau engourdis se débattent contre la paralysie qui les bloque. Encore un tout petit instant et je pourrai enfin lui dire tout ce que j’ai sur le cœur. Moi aussi, je sais faire mal, quand je veux ! Je suis sa fille, après tout et la pomme ne tombe jamais loin de l’arbre, comme ils disent. Las, je suis aussi la fille de mon père, et mes répliques cinglantes me viennent, comme à lui, quand il n’y a déjà plus personne pour les entendre. Les derniers mots de ma mère se perdent dans le brouillard de ma haine, alors que je lutte encore.

— J’ai déjà prévenu ta propriétaire, ton père passera te chercher ce soir. On s’occupera du reste ce weekend.

Le silence retombe sur l’appartement et je me sens comme si je venais d’essuyer une tempête. Ou un combat de rue. Je suis KO, j’ai les oreilles qui bourdonnent, la tête vide et la nausée. Je n’ai même pas tenu un round. Groggy, j’accomplis un rapide tour d’horizon de ce qui, ce matin encore, était mon inaltérable univers. Bientôt, il ne restera plus qu’un champ de ruines sur lesquelles reposeront ma dignité et ma liberté. Ainsi en a décidé la Mater Vindictae. Il ne reste plus qu’à accomplir la sentence.

Un petit bruit de grelot attire mon attention vers l’écran où l’icône des notifications vient de s’illuminer d’un petit chiffre deux en surimpression. Je glisse la souris vers le haut de l’écran et double-clique sur l’icône sans grande conviction.

MAGAdeaf @MAGAdeaf a retweeté votre Tweet.

MAGAdeaf @MAGAdeaf vous a suivi.

Un follower ! J’ai un follower ! Je n’en crois pas mes yeux, mais oui, il est là, dans mon profil, sous la rubrique « abonnés ». Il se dresse, droit et fier comme un I. Ce simple petit numéro, le premier et plus difficile à atteindre : Un.

Je rafraîchis la page plusieurs fois, au cas où il aurait décidé de se carapater en douce sans rien me dire, profitant d’une échappée virtuelle bienvenue. Mais non, il est toujours là, premier du nom, pionnier de mon fil tweeter. Mon vaillant petit abonné.

Il me redonne courage, lui qui a osé braver la gueule béante du zéro pour suivre une inconnue, une néophyte, une rookie de twitter. Je ne sais pas combien de temps il tiendra, ni même s’il sera encore là demain ou dans cinq minutes, mais une chose est sûre, je ne peux pas l’abandonner. Pas encore. Pas maintenant.

Je repense à ma mère et ses grands airs de monarque absolu. Le ton qu’elle a utilisé pour dire ça. Ton père passera te chercher ce soir. Si certaine d’elle, convaincue de son bon droit et de ses prérogatives. Persuadée que l’univers tourne autour d’elle et que rien ni personne ne peut s’opposer à elle. C’est si naturel. Evident. Nous sommes tous ses jouets. L’idée même de résistance lui est étrangère.

Inconcevable.

Je jette un coup d’œil circulaire et fais un compte rapide. Je ne dois pas perdre de temps. Vite. Oui. Non. Non. Oui. Oui. Oui. Non. Peut-être ? Non ! Quoique…OK, ça, oui. Je me sens comme un médecin en temps de guerre, au fur et à mesure que j’appose une marque rapide sur mes maigres possessions. Sauvera, sauvera pas. Le processus a quelque chose de grisant et je sens le souffle de l’aventure qui m’appelle.

Le visage pincé de ma mère m’apparaît au moment où je referme la porte de mon petit appartement. Mon nid. Cela aide à faire passer la pilule et apaise l’amertume qui s’empare de moi. J’ai vécu tant de belles choses ici. J’espérais en vivre tant encore.

À partir de maintenant, je suis une fugitive. Je me répète ce mot avec ravissement : fugitive. Voilà qui sent l’action et le suspense. Je descends quatre à quatre les marches de l’escalier et m’engouffre dans la rue. Il est déjà tard. Papa risque d’arriver d’un moment à l’autre. Je me sens envahie par l’urgence de l’instant. Ce serait trop bête, après tous ces efforts. J’avise un taxi en goguette et le hèle d’une main impérieuse. Après tout, je suis le produit de générations de femmes semblables à ma mère, il fallait bien que j’en hérite quelque chose.

L’homme a l’air embêté à la vue de la cargaison que je trimballe et bien qu’il n’ose rien me dire, je comprends d’où lui vient cette tiédeur soudaine à mon égard. Les attentats de mars ont rendu la moindre valise suspecte, alors pensez, un trio complet…

Il me charge cependant après que je lui ai expliqué une sordide histoire de tromperie et rupture.

— Et elle veut aller où, la petite dame ?

Sa question me prend de court. Je suis installée sur la banquette arrière et je respire enfin, soulagée d’avoir sauté le pas. Encore exaltée par cette décision soudaine – mon émancipation – je n’ai pas pris le temps de réfléchir à cette simple et pourtant nécessaire étape : et maintenant, je vais où ? Qu’est-ce que je vais faire avec tous ces brols que je trimballe ? J’étais si pressée de partir, si excitée à l’idée de démontrer à ma mère qu’elle ne contrôle pas tout et encore moins moi que j’en ai oublié l’essentiel. Je me sens prise d’un rire incoercible tandis qu’issue du plus profond de moi-même, une volonté nouvelle et insoupçonnée me pousse à répondre.

— Jusqu’au bout.

 

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