4. L’Etudiante

— Excusez-moi, cette place est prise ?

La musique, poussée à plein volumes dans les haut-parleurs, était étourdissante, il lui fallut plusieurs répétitions et une chiquenaude sur l’épaule pour qu’elle réalise qu’il tentait d’établir le contact.  Penchée en travers du comptoir, en pleine discussion avec le barman, elle lui prêta à peine un regard, se déplaça de quelques centimètres vers la droite et retourna derechef à ses petites affaires. De l’autre côté du bar, son rival le détaillait d’un air narquois. Blond, regard clair et mâchoire carrée, il avait tout du surfeur que les filles s’arrachent. Celle-ci était la dernière d’une longue lignée, le parfum du jour, en quelque sorte. Elle lui tournait autour depuis le début de la soirée et il se savait sur le point de conclure. Demain, il l’aurait déjà oubliée. Cela ne dérangea pas Alex qui haussa les épaules et lui décocha son plus beau sourire. Il en fallait plus pour l’intimider. Prenant place sur le tabouret désormais libre, il exhiba le bracelet de papier qui pendait à son poignet et passa commande en silence. L’autre comprit aussitôt, hocha la tête et dévia l’un des gobelets qu’il faisait défiler en continu sous le robinet de la pompe pour le poser devant le jeune homme. Le mec était doué car toute la manœuvre s’effectua sans qu’il perde une seule goutte de bière. Quelques secondes plus tard, il arrêtait le flux d’un coup de coude sur le levier de la pompe et faisait passer un plateau couvert de gobelets pleins à ras-bord par-dessus le comptoir, vers la fille qui profita de l’occasion pour se hausser à son niveau et l’embrasser à pleine bouche en lui dardant une langue impudique entre les dents. Alex haussa un sourcil perplexe, mais continua à siroter sa bière en attendant la fin de l’échange. Enfin, la fille lâcha prise et se laissa glisser le long du zinc jusqu’au sol. Sur un dernier sourire provocateur, elle souleva le plateau à deux mains et s’enfonça avec prudence dans la foule en prenant soin de ne pas renverser son précieux chargement. Les deux garçons la suivirent du regard, les yeux rivés aux ondulations du fessier qui se faufilait entre les convives. Alex recommanda une deuxième bière, se fendit d’une parodie de salut militaire sur un clin d’œil et s’élança à la suite de la fille, abandonnant le barman à son fût déjà presque vide.

Il dut faire deux fois le tour de la salle et du foyer avant de la retrouver. La foule avait débordé dans le hall et se répandait sur les deux étages publics du bâtiment H, entre le parking et l’Avenue Héger, dans un joyeux enchevêtrement de toges, de pennes et de bleus apeurés. Les premières années s’étaient faits pincer dans les divers grands auditoires de l’université. Janson, Lameere, Chavanne, Depage, tous y étaient passés les uns après les autres, envahis par des délégations de comitards bruyants et indisciplinés prêts pour la récolte. Ils avaient ensuite cornaqué leurs troupeaux affolés jusqu’au foyer, dernière bouffée d’humanité avant de revêtir leur costume de sous-merde pour au moins six semaines.  Partout dans le monde, un condamné a droit à son dernier verre. Ici, on payait la première bière.

Il était sur le point d’abandonner quand il l’aperçut au fond du foyer, accoudée au bord d’un des kickers, suivant avec attention la partie qui se déroulait entre les petits bonshommes de bois. Abrité derrière le rideau de corps qui le masquaient et lui permettaient d’observer sans être vu, il la détailla un long moment. Il ne savait pas pourquoi il l’avait suivie, au juste. Elle lui avait plu, là-bas, au bar. Comme ça, sans raison. Elle était jolie, c’est vrai. Non, mignonne. Oui, c’était ça, elle était mignonne. Pas très grande, une bonne vingtaine de centimètres de moins que lui, de longs cheveux aux reflets rouges qui lui dansaient jusqu’au creux des reins et une taille qu’il aurait pu enserrer dans une seule main. C’était ça qui l’avait attiré, se rendit-il soudain compte. Avant même de voir son visage, il avait fantasmé sur ce corps gracile où cascadaient les longues boucles brunes. Une liane souple et mouvante qui promettait de longues nuits de plaisirs androgynes. Puis il avait découvert son visage, sa bouche, la pointe de sa langue quand elle avait embrassé le barman. Il avait su. Cette fille, il la voulait. Il ferma les yeux et inspira de longues goulées d’air pour calmer le feu qui lui montait au ventre. Il était temps d’y aller.

Elle avait échangé sa place avec l’un des joueurs et rassemblé la masse de ses cheveux en chignon sur le sommet de son crâne pour avoir les coudées plus franches. Alex tituba plus qu’il ne marcha jusqu’à la table où reposait le plateau déjà aux trois-quarts vide, les yeux rivés sur la nuque qui ployait sous le poids de l’incroyable crinière. Malgré lui, son cerveau lui envoyait l’image presque insoutenable de ses dents plongeant dans la chair tendre de la jeune femme, à la jointure des épaules, marquant son passage en demi-lune inégale. Il devinait son goût sur la langue et la texture saline du grain de sa peau.

— Ça va, bro ?

Un étudiant de dernière année, penne démesurée à cinq étoiles en équilibre précaire sur une oreille, toge pourpre sous les couches de bleu de méthylène, le considérait d’un œil un peu flou derrière la broussaille de sa barbe. Il avait commencé la soirée très tôt, dès le matin, sans doute, au bar de cercle. Le foyer était juste une étape dans sa journée, le temps que les autres aient fait le sale travail et que les bleus soient tous passés à la tondeuse. Enfin, les mâles, uniquement. Les filles, elles, se feraient tondre le pubis en comité restreint, plus tard, au grand dam de certains comitards qui n’auraient pas rechigné à se rincer l’œil sur les bleuettes effarouchées qu’on convoyait par groupe de dix ou quinze entre les rangs des pennés, baptisés des années précédentes, qui chahutaient et se hurlaient propos salaces et remarques humiliantes par-dessus les têtes des malheureuses.

Alex reconnut l’un des joueurs, hocha la tête et risqua un coup d’œil vers le kicker où la fille et deux autres gars s’échangeaient quelques balles qui claquaient contre les parois en contreplaqué du goal laissé vide.

— Tu veux jouer ? demanda l’autre qui avait suivi son regard.

Il venait de se pencher sur la table et prenait trois bières qui, pressées les unes contre les autres, se répandirent à moitié sur ses mains et l’avant de sa toge, générant une volée de jurons pâteux et sans conviction. La fille tourna la tête et son regard croisa celui d’Alex qui sentit une nouvelle décharge se propulser aux quatre coins de son corps. Merde, cette fille, c’était vraiment comme dans les films. Lust at first sight. Un vrai coup de foudre droit aux couilles.

Il n’hésita pas une seconde et, se servant d’autorité une bière sur le plateau du groupe, alla prendre place au poste ouvert. La fille s’était mise en attaque, juste face à lui.

— On s’est déjà vus, non ?

Elle avait la voix rauque et un peu traînante. Il aimait ça.

Il hocha la tête et testa les poignées du baby-foot qu’il fit tournoyer contre les paumes de ses mains, en aller-retours saccadés.

— Au bar. Tu t’es trompée de mec.

— Pardon ?

Toujours penché sur les barres, il leva les yeux et retroussa les lèvres en un fin sourire de coin.

— T’aurais pu te jeter sur moi, mais tu as préféré le barman.

Elle sourit, amusée. Les deux autres gars ricanèrent sans rien dire et toge-pourpre glissa sa main par-dessus la ligne médiane de jeu pour y lâcher la petite balle de bois qui ricocha contre les figurines des deux camps. La partie était lancée et les ressorts des barres furent bientôt mis à mal tandis que les joueurs se disputaient la possession de la balle.

— Et donc, j’aurais dû te choisir ? glissa-t-elle alors qu’elle arrivait enfin à ramener la balle vers l’avant et qu’ils s’affrontaient devant le goal.

Alex sentait le regard de la fille posé sur lui. Elle attendait en balayant la balle de droite à gauche avec son attaquant central qu’il lui rende son regard pour tirer le but. Il observa son manège quelques secondes de plus et plaça ses joueurs de façon à pouvoir bloquer l’attaque d’un coup de ciseau. Le pari était risqué. Du moins, pour la partie. En vrai, s’il ratait son coup, ça ne réduirait pas ses chances avec la fille. Par contre, s’il réussissait…

La balle était partie au moment où il avait rencontré son regard, comme il l’avait prévu, et il avait amorcé sa défense d’un réflexe instinctif.  Yeux bruns contre yeux verts. Un hoquet de surprise et une résistance inespérée sous son gardien lui firent baisser les yeux. Son sourire s’élargit et il redressa la tête vers la fille. C’était le moment du coup de grâce.

— Tu vois, ton barman, il t’a laissée partir, dit-il en la couvant d’un regard brûlant. Moi, quand j’ai la touche…

Il décocha un tir puissant qui vola en ligne droite claquer dans la cage adverse.

— …Je marque.

 

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